La carotte, une racine européenne… qui n’a pas toujours été orange

Deuxième légume le plus consommé en France après la tomate, la carotte (Daucus carota) appartient à la famille des Apiacées. Autrefois désignée par le terme Ombellifères, cette famille compte de nombreux légumes, herbes aromatiques et épices au feuillage découpé tels que le céleri, le fenouil et l’anis vert, le cerfeuil et le persil, le cumin et la coriandre… ainsi que la grande ciguë, hautement toxique (Socrate fut condamné par un tribunal athénien à boire ce poison mortel).

 

La carotte a pour berceau l’Europe, le bassin méditerranéen et l’Asie centrale. On la rencontre fréquemment à l’état sauvage le long de nos chemins de campagne. La plante se reconnaît aisément à ses très petites fleurs blanches qui forment des ombelles au milieu desquelles, signe distinctif, se dresse une unique fleur de couleur pourpre. Mais son histoire demeure confuse : on ne sait pas où et quand elle fut cultivée pour la première fois. Pour certains spécialistes, les carottes jaunes et violettes auraient été domestiquées aux alentours du Xe siècle en Afghanistan, tandis que les blanches auraient pour origine le bassin méditerranéen. Seule certitude : sa culture est déjà pratiquée sur le continent européen plusieurs siècles avant le début de l’ère chrétienne, chez les Grecs puis chez les Romains. Au Ier siècle, le gourmet Apicius évoque des carota, petites racines blanchâtres et ligneuses qu’il suggère de préparer en salade ou frites. À la même époque, des carottes blanches réunies en bottes sont représentées sur des fresques à Herculanum, la cité ensevelie sous les cendres du Vésuve. Mais dans les deux cas, il s’agissait peut-être de panais… Au XIIe siècle, un spécialiste arabe de l’horticulture mentionne la présence, en Espagne, de carottes rouges. Ces dernières auraient pu provenir d’Afghanistan, et seraient parvenues jusqu’en Occident via l’Afrique du Nord. Cinq siècles plus tard, sous le règne de Louis XIV, Nicolas de Bonnefons, l’auteur d’un ouvrage intitulé Le Jardinier français, note : « Il y a des carottes de trois couleurs, des blanches, des jaunes et des rouges. » Son contemporain La Quintinie évoque quant à lui « une sorte de racine, les unes blanches les autres jaunes »… mais, étonnamment, il ne parle pas des carottes rouges (elles n’étaient peut-être pas appréciées à la table du Roi Soleil). Dans tous les cas, il n’est toujours pas question de carottes orange !

Celles-ci ont commencé à apparaître quelques décennies plus tôt, au début du XVIIe siècle… dans les natures mortes des peintres flamands (le premier tableau qui les représente a été peint en 1618). Et il faudra attendre plus d’un siècle, en 1721 précisément, pour trouver la première mention écrite de carottes orange. C’est en Hollande que la création de la nouvelle teinte eut lieu, sous les doigts experts des horticulteurs locaux qui voulaient, par cette couleur, rendre hommage à la famille royale Orange-Nassau. Ces jardiniers sélectionneurs croisèrent probablement des variétés de couleur jaune ou blanche avec des types sauvages originaires de Syrie, de couleur rouge. Mais ils ne se contentèrent pas de modifier la couleur de sa racine : ils parvinrent également à la rendre plus tendre et plus sucrée. Cette carotte d’un nouveau type, dénommée « Longue orange », connut rapidement un grand succès et évinça en peu de temps toutes les autres variétés (au point de faire penser aujourd’hui que ces autres types colorés, revenus timidement sur les étals, sont des nouveautés !). Elle s’imposa d’abord dans les pays du Nord de l’Europe avant de traverser l’Atlantique pour se diffuser aux États-Unis. Et ce n’est que tardivement, à partir du XIXe siècle, que les Français découvrirent cette version orange. Parmi les variétés aujourd’hui cultivées sur notre territoire (principalement dans la Manche, la région de Nantes et les Landes), on peut citer la « Carotte des sables de Créances » qui, localisée dans le département de la Manche, bénéficie d’une appellation d’origine protégée.

Cette nature morte du peintre hollandais Gerrit Dou, datée de 1660, est intitulée : « L’Épluchage des carottes ». Elle met à l’honneur une nouveauté : les carottes orange – © akg-images (AKG266606)

La carotte est riche en un puissant antioxydant, le bêta-carotène (ou provitamine A). C’est cette molécule qui confère à la racine sa belle couleur orangée. Cinquante grammes de carotte râpée suffisent à couvrir les besoins journaliers en ce micronutriment. La carotte est également une source de vitamine B9, elle contient des minéraux, principalement du potassium, du calcium et du magnésium, et elle est riche en fibres. Sa teneur élevée en sucre a conduit à l’utiliser pour confectionner des desserts. La sagesse populaire attribue au légume d’autres vertus : celle de « rendre aimable », de « donner les fesses roses » (ou les cuisses) et d’améliorer la vision nocturne. Si les carottes n’ont jamais transformé un individu antipathique en une personne agréable, en revanche, une consommation élevée de ces légumes riches en bêta-carotène peut donner un joli teint hâlé. Mais à haute dose, ce précurseur de la vitamine A occasionne parfois une caroténodermie (ou xanthodermie), un syndrome bénin qui apparaît plus souvent chez les jeunes enfants à la peau claire et qui s’exprime par la couleur jaune orangé que prend leur peau.

La carotte est présente dans de nombreuses expressions populaires, ce qui témoigne de son importance alimentaire : « les carottes sont cuites », « manier la carotte et le bâton », « avoir les cheveux couleur poil de carotte » ou encore « se faire carotter » (voler). Les agents de l’IGPN (la police des polices) sont surnommés les « boeufs-carottes », allusion au fait que ses enquêteurs laisseraient longuement « mijoter » ceux qu’ils ont pour mission d’interroger. Quant à l’enseigne rouge vif des buralistes français, elle rappelle par sa forme l’ancienne carotte de feuilles de tabac enroulées sur elles-mêmes : ce cylindre épaissi dans sa partie médiane était tranché par le commerçant à la demande de son client.

Visuel haut de page : À l’origine, les carottes étaient rouges, jaunes, blanches… mais pas orange ! C’est la sélection opérée par les horticulteurs hollandais au XVIIe siècle qui a donné naissance à ces dernières – © François Philipp – Flickr

Source : Petite et grande histoire des légumes de Eric Birlouez, paru aux éditions Quæ

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