Quand une odeur réveille un souvenir…

Dans le célèbre passage de la madeleine, Marcel Proust1 décrit dans le détail comment un stimulus olfacto-gustatif peut réveiller un souvenir. Les chercheurs anglosaxons parlent même de Proust effect à propos du rappel des souvenirs olfactifs, tant l’écrivain a précisément décrit ce qui arrivait au narrateur.

Je serais tenté de paraphraser Proust en termes de neurobiologie.
Au début : « Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. »

Le message sensoriel a touché les zones « non conscientes » du cortex olfactif, comme le cortex piriforme, l’amygdale et le cortex entorhinal. Le stimulus est « reconnu » par ce système mais non identifié consciemment. Il est aussitôt associé à une émotion, délicieuse ici. Cela a lieu quelque 150 millisecondes après avoir senti.

« D’où avait pu me venir cette puissante joie ? […] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? »

Voici l’étape caractéristique du rappel mnésique, très commun pour l’odorat. Le souvenir est là, on a l’odeur « sur le bout du nez » et les mots « sur le bout de la langue », mais ça ne vient pas.

« Chercher ? Pas seulement : créer. Il [l’esprit] est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »

« Créer » : en effet, il semble que les souvenirs sensoriels les plus anciens (avant l’âge de 10 ans) soient encodés de façon « non sémantique », c’est-à-dire que le souvenir est là mais qu’il n’a pas été verbalisé, mis en mots. Il s’agit donc en quelque sorte, pour l’écrivain, de le « re-créer ».

« Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. […] »

Voici une phase qu’on pourrait attribuer au fonctionnement du cerveau par « assemblées de neurones ». Comme d’autres souvenirs, cette mémoire épisodique2 (épisode de la madeleine) est sans doute portée par un ensemble (ou assemblée) de neurones dans le cerveau. Schématiquement, tant qu’il n’y a pas de souvenir dominant, plusieurs assemblées s’activent plus ou moins faiblement (ce « quelque chose qui se déplace »).

« […] Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. »

« Et tout d’un coup », un ensemble de neurones, support du souvenir précis, émerge et domine tous les autres. C’est typique de la mémoire épisodique qui rassemble un objet (la madeleine), un moment (le dimanche matin), un lieu (la chambre), une personne (la tante Léonie) et une circonstance relativement complexe (sortie de la messe, dire bonjour, tremper dans l’infusion). Il faut souligner que l’empreinte initiale a sans doute été renforcée par la répétition de l’acte, tous les dimanches. Désormais, les zones corticales, celles de la conscience et de l’imagination, « prennent le pouvoir » et offrent à l’écrivain une conclusion très émouvante.

« La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

Ce que la vue n’a pu rappeler, les sens chimiques (olfaction et gustation) l’ont fait. C’est un de ces « mystérieux pouvoirs » des odeurs qui est maintenant mis à profit dans les hôpitaux pour aider des malades, rendus aphasiques par des accidents ou des traumatismes, à retrouver la voie d’une communication avec l’extérieur. C’est ainsi que les équipes soignantes utilisent des odeurs « de tous les jours », du Petit Lu à l’eau de Javel, en passant par le Coca-Cola ou le gasoil. Très justement, Marcel Proust termine sur l’extraordinaire durabilité des souvenirs olfactifs, qui persistent durant toute la vie, bien que générés par des « odeurs impalpables ».

Marcel Proust (1871‑1922), dont l’oeuvre majeure est la suite romanesque À la recherche du temps perdu, en sept volumes, a conduit une réflexion profonde sur le temps et la mémoire affective. Dans le premier volume, Du côté de chez Swann, figure le célèbre épisode de la madeleine analysé ici.
La mémoire épisodique concerne les événements vécus dans leur contexte (date, lieu, état émotionnel). De ce fait, on l’appelle aussi « autobiographique », c’est-à-dire une mémoire propre à l’individu.

Visuel haut de page : Portrait de Marcel Proust, l’écrivain des souvenirs olfactifs.

Source: Faut-il sentir bon pour séduire ? de Roland Salesse, paru aux éditions Quæ

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