Fourmis : l’odeur coloniale pour se reconnaître en société

Croisement de fourmis. Amie ou ennemie ? Les antennations observées lors de telles rencontres permettent, grâce à la communication chimique, l’identification des individus d’une même colonie. Chacune possède en effet une odeur générale, partagée par tous ses membres et différente de celle d’autres sociétés.

L’odeur coloniale est due à la présence sur la cuticule d’un mélange complexe d’hydrocarbures qui se comptent par dizaines, formant un véritable bouquet d’arômes. À la profusion qualitative vient s’ajouter une dimension quantitative par le biais de la variation dans les proportions. Les combinaisons sont illimitées, ce qui permet à chaque société d’avoir son visa particulier, sorte de passeport odorant. Les hydrocarbures sont stockés dans la glande post-pharyngienne puis répandus sur la cuticule. Les échanges trophallactiques, les toilettages croisés entre fourmis contribuent à mélanger toutes ces odeurs particulières pour en faire une odeur moyenne commune à tous les membres d’une même société. Cette odeur n’existe pas d’emblée sur la cuticule des ouvrières qui viennent de sortir de leur cocon. À leur naissance, les jeunes ouvrières sont olfactivement neutres. Ce n’est qu’au bout de quelques jours qu’elles s’imprègnent de l’odeur de leur société en échangeant avec leurs sœurs aînées.

Chaque fois qu’un individu est confronté à un autre individu, il compare sa propre odeur à celle de l’individu croisé. Si les deux odeurs sont semblables, c’est le signe d’appartenance à la même société. Ce processus de reconnaissance peut se comparer au système de code-barres employé dans l’industrie et le commerce pour identifier un objet.
L’origine des hydrocarbures est à la fois génétique et environnementale. Génétique parce que chaque société synthétise ses hydrocarbures en relation avec son génome. Mais les signaux émanant de l’environnement sont tout aussi importants. C’est vrai en particulier chez les fourmis champignonnistes qui récoltent des feuilles de diverses origines pour édifier leur jardin à champignon. Les hydrocarbures du champignon sont propres à chaque nid et se retrouvent sur la cuticule des ouvrières d’Acromyrmex echiniator. Il suffit de changer la nature des feuilles (troène ou ronce, par exemple) acheminées par les ouvrières pour modifier les hydrocarbures des ouvrières et donc leur passeport odorant.

L’odeur coloniale chez les fourmis champignonnistes Acromyrmex octospinosus est largement due à la nature des feuilles récoltées pour la culture du champignon.

L’odeur coloniale n’est pas fixée une fois pour toutes. Elle se modifie en permanence avec l’âge des individus et donc avec leur activité sociale, ce qui permet aux ouvrières d’un nid d’identifier les individus de telle ou telle sous-caste comportementale. Chez la moissonneuse Pogonomyrmex barbatus, des ouvrières particulières, les patrouilleuses, ont pour fonction de découvrir un nouveau site à exploiter. De retour au nid, elles déterminent les fourrageuses à sortir pour récolter de nouvelles graines. Ces patrouilleuses sont porteuses d’une signature chimique qui leur est propre. Il suffit de prélever leurs hydrocarbures cuticulaires, de les transférer sur des billes de verre et de faire tomber les billes dans le nid pour qu’aussitôt les fourrageuses qui ont identifié l’odeur des patrouilleuses sortent du nid et se mettent au travail.

La communication chimique permet donc d’identifier les fourmis étrangères, et au sein d’une même société, de reconnaître des sous-groupes de même âge et engagés dans une même tâche. Mais qu’en est-il de l’individu dans ce maillage d’odeurs ? Peut-on penser qu’il existe une reconnaissance individuelle telle que nous la connaissons chez les mammifères ? Cela semble improbable quand la société est formée de dizaines de milliers d’individus dont les odeurs se mélangent pour constituer justement un bouquet olfactif commun. Il ne faut pas oublier qu’un cerveau de fourmis se construit à partir de 100 000 cellules nerveuses alors que le cerveau humain dispose de 86 à 100 milliards de neurones.

Source : Formidables fourmis ! de Luc Passera avec des photographies d’Alex Wild, paru aux éditions Quæ

Couverture du livre Formidables fourmis !

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