Vers une consommation différente des produits de la mer ?

Et si demain nous mangions des hamburgers de méduses, des sautés de crépidules et des planchas de poissons-lions ? Ces espèces invasives sont parfois rebutantes et pourtant comestibles.

Le poisson-lion aurait même une chair très délicate, déjà servie dans plusieurs restaurants à Cuba et aux États-Unis où il était considéré, il y a encore peu, comme gênant et envahissant. Originaire de l’océan Indo-Pacifique, cette espèce de rascasse, dotée de longues épines au puissant venin, est prisée des aquariophiles. Il est possible que des spécimens issus d’aquariums soient parvenus à s’échapper… Quoi qu’il en soit, ils ont été repérés sur les côtes de la Floride pour la première fois dans les années 1980. Avec une production annuelle de 2 millions d’oeufs se laissant porter par les courants, Pterois volitans et Pterois miles ont rapidement conquis le golfe du Mexique et les Caraïbes. En Guadeloupe, on le signale pour la première fois en 2010. Cet Attila des mers dévore tout sur son passage et ses rares prédateurs, les mérous et carangues, sont eux-mêmes victimes de la surpêche. Il se gave de poissons herbivores qui, en temps de paix, se chargent de nettoyer les récifs coralliens des algues proliférantes. Il opère sur ces écosystèmes une razzia sans merci qui l’élève au rang des espèces invasives parmi les plus menaçantes. La plupart des pays ont le même mot d’ordre : pêchez, mangez ou tuez-le autant que vous le désirez. Il n’existe pas encore de pêcherie dédiée mais le marché existe : au Belize, dans les Caraïbes, mais également aux États-Unis où la chaîne de supermarché Whole Foods Market vend le poisson depuis 2016. C’est l’année où le programme Seafood Watch mené par l’aquarium de Monterey Bay (Californie) a recommandé sa consommation afin de mieux préserver les océans. Pour l’heure, les poissons-lions proviennent de captures non intentionnelles comme en Floride où 5 000 kilos ont été récupérés en 2012 dans les casiers de homards. Toutefois, un prototype de casiers dédié à sa capture a été mis au point par l’association de plongeurs Reef. Si les consommateurs confirment leur intérêt, il est possible qu’une pêcherie de poissons-lions voie le jour.

L’engouement n’est pas toujours au rendez-vous. Manque de curiosité gustative chez le consommateur ? Difficultés d’organisation du marché ? La crépidule, ce petit gastéropode qui a colonisé de nombreuses côtes, y compris les bretonnes, n’a pas connu la Success Story qu’on lui prédisait. Le coquillage débarque en Normandie avec les bateaux américains à la fin de la seconde guerre mondiale. Dans les années 1970, il reprend du poil de la bête avec un deuxième débarquement via l’importation et le transfert d’huîtres japonaises. Cet organisme filtreur et brouteur trouve tous les nutriments nécessaires dans l’Atlantique, n’a aucun prédateur et une reproduction très efficace (plusieurs fois par an). Résultat : il prolifère au point de perturber fortement les écosystèmes colonisés et les productions qui en sont issues, en particulier les coquilles Saint-Jacques. Son aspect de bonnet phrygien disparaît totalement dans les empilements qu’il forme à raison de 8 500 coquilles par mètre carré dans certains endroits. Accroché sur n’importe quel support, il entre en compétition avec les espèces locales pour la nourriture et l’espace. Aussi, tout un réseau d’acteurs a tenté de trouver une issue. Le schéma envisagé semblait idéal : depuis 2015, l’entreprise bretonne ALD ramassait les Crepidula fornicata avec un navire crépidulier, le Papy, puis séparait la chair de la coquille pour la congeler à des fins de consommation. Les coquilles broyées, fortement chargées en calcaire, servaient d’amendement pour les cultures locales. Certaines collectivités envisageaient même d’en faire des pavés drainant pour les parkings. La faisabilité technique de ces matériaux a été démontrée. Malheureusement, l’ensemble de ce schéma d’économie circulaire s’est effondré avec la liquidation judiciaire de la société de transformation ALD. Trop peu de vente, trop peu de consommateurs. Peut-être que les Français mettent du temps à accepter de nouveaux aliments dans leur assiette. Il a fallu plus de 40 ans pour que le bulot, autrefois totalement dévalorisé, devienne la première espèce négociée à la criée de Granville. Il est tellement convoité que les pêcheurs revendiquent désormais une reconnaissance de son origine géographique. Quant au pavé drainant constitué d’espèces invasives, il pourrait redevenir intéressant compte tenu de la pénurie annoncée de sables coquilliers.

Le désintérêt pour la crépidule montre qu’en 2017, une ressource abondante ne fait pas forcément un aliment d’intérêt. Mais qu’en sera-t-il en 2050 ? Lorsque la population atteindra 9 milliards d’humains, que les terres arables auront diminué et que les quotas de pêche seront réduits au minimum, aurons-nous toujours les mêmes exigences ? Si les méduses gênent nos châteaux de sable sur la plage en Bretagne, elles régalent le palais des chinois depuis plus d’un millénaire. En Asie, 750 000 tonnes de méduses sont consommées chaque année. Dans leur ouvrage Mange tes méduses ! les spécialistes de la filière halieutique Daniel Pauly et Philippe Cury expliquent comment le futur des océans s’annonce de plus en plus gélatineux. Avec une diminution de 85 % de leurs prédateurs (thons rouges, poissons-lunes, tortues luth, etc.), les méduses ont le champ libre. Leurs compétiteurs comme les anchois, pilchards, sardines, aloses et autres poissons fourrages sont éliminés par la surpêche et le chalutage qui détruit leur habitat. Le réchauffement des eaux semble également favoriser leur prolifération. Des incidents locaux ou régionaux se démultiplient un peu partout sur le globe : certaines plages de Méditerranée sont désormais dotées de filets pour éviter que les urticantes ne dérangent les baigneurs ; attirées par l’eau chaude rejetée aux abords des centrales nucléaires, elles menacent de bloquer les grilles d’arrivée d’eau nécessaire au refroidissement des centrales ; au Japon, la méduse géante Nemopilema nomurai qui peut atteindre 2 mètres de diamètre et 200 kilos, brûle les filets des pêcheurs ; dans les bassins aquacoles, elles se plaquent contre les grilles sous l’effet centripète généré par la rotation des poissons. Immobilisées, les méduses relâchent un mucus urticant qui irrite jusqu’à l’asphyxie les poissons. En 1998, la baie de Big Glory (Nouvelle-Zélande) a ainsi perdu 56 000 saumons en moins d’une demi-heure. Ces zombies des mers nous dérangent, alors pourquoi ne pas en faire notre pain quotidien ? Il est possible que nos petits-enfants y soient contraints mais les méduses, composées à 95 % d’eau et seulement 5 % de protéines, ne répondront pas facilement à une crise alimentaire. En revanche, manger les envahisseurs permettra peut-être de limiter les dégâts environnementaux.

Source : Un océan de promesses d’Anaïs Joseph et Philippe Goulletquer (Préface de Philippe Poupon), paru aux éditions Quæ

Extrait Un océan de promesses

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